Nous reprenons nos vélos en ce premier décembre, jour de la fête nationale de Roumanie. Ce jour célèbre la création de la grande Roumanie. Agrandissement du pays dont les frontières ont été figées par le traité de Trianon en 1920.
C’est très perturbant car nous venons de passer un mois et demi en Hongrie pour qui ce traité est une blessure profonde. Il a fait perdre plus de 70% de son territoire à la Hongrie de l’époque. Plus de cent ans après, la grande Hongrie est partout. Dans les cafés, dans les chambres des enfants, dans les parcs municipaux nous avons vu des cartes anciennes rappelant que des Magyars vivent dans les pays frontaliers.
Nous avons vécu cette déchirure lorsque nous étions vers Bolzano. Le Süd-Tyrol devenu Trentino-Alto-Adige suite à la première guerre mondiale nous avait déjà donné un sentiment de blessure d’un peuple.
En Hongrie encore, cela semble comme un deuil qui ne peut pas se faire…
Et comme partout ailleurs, il semble suffire de souffler un peu seulement sur les braises d’un sentiment d’injustice pour que le feu de la colère se ranime. De trop nombreux politiciens s’y appliquent pour obtenir un peu plus de pouvoir.
Mais nous sommes en Roumanie ; et aujourd’hui est fêtée la grande Roumanie. Nous voyons flotter des drapeaux un peu partout mais ne sommes pas au lieu des festivités. En ce dimanche de fête nationale ont lieu également les élections législatives. Dans un contexte un peu tendu puisque la semaine dernière, c’était le premier tour des présidentielles. Le candidat d’extrême droite a fait une percée totalement inattendue et est arrivé en tête du scrutin. Des suspicions de manipulations des foules, par TikTok notamment, ont été levées. Ce ne serait pas la première fois, ce ne sera pas la dernière, mais il est intéressant de voir que les états ne sont pas en capacité d’empêcher ce genre de procédé. Dernièrement, c’est le Brésil qui a mené ce combat qui est loin d’être gagné.
Les géants du numérique ont des chiffres d’affaires de l’ordre de PIB de pays et ils offrent la possibilité de changer le cour de l’histoire sans que personne semble pouvoir y faire quoique ce soit.
Véto
Mais le soleil brille et nous offre une route fort agréable pour cette reprise. Une voiture nous dépasse et nous klaxonne, un pouce en l’air trône en son sein. Nous la retrouvons plus loin, son conducteur fait une petite vidéo qui atterrira peut-être sur TikTok, qui sait ?
Nous rencontrons ainsi Calin qui nous rejoint enfin et qui parle un très bon anglais, voire même un bon français. Il est vétérinaire. Il a appris les langues à l’école à l’époque Ceaușescu et avait l’interdiction de les utiliser pour parler avec des étrangers. Aussi est-il ravi de pouvoir le faire désormais. Il nous raconte avec amusement la première fois qu’il s’est rendu compte que les langues vivantes n’étaient pas uniquement dédiées à être emprisonnées dans les écoles. Il doit travailler et nous quitte. Pour nous, il est l’heure de manger.

Entre deux clochers
Nous nous installons dans le superbe parc de jeux ensoleillé. Il est entouré d’églises, l’une catholique, l’autre orthodoxe. Je suspecte la présence d’un temple protestant de l’autre côté de la route. Une femme assise sur un banc attend l’heure de la messe et veut nous faire visiter l’église catholique. Elle insiste pour nous prendre en photo à l’intérieur alors que les paroissiennes entonnent un chapelet autour de nous. L’office se prépare.
Nous sortons et préparons le repas. Des adolescents viennent nous voir et utilisent les quelques mots d’anglais qu’ils maîtrisent pour nous demander d’où nous venons. Ils sont impressionnés par nos montures. Do you smoke ?
Léon s’interroge, pourquoi fument-ils, ils n’ont pas 18 ans, ils ont le droit ? Ça le laisse songeur… Celui qui parle le plus nous partage ses connaissances de la France : M’Bape ! M’Bape ! Et nous fait écouter un bout de chanson d’un rappeur que je ne reconnais pas. Do you smoke ?
Toujours pas ! Mais plus de 5000 km, ça les épate et les laisse songeurs également.
Café foot
Nous laissons le village de Fântânele et poursuivons notre route. Voilà qu’elle vallonne petit à petit. Nous voyons au loin les collines, prémices des Carpates qui s’approchent. Nos muscles ne sont plus habitués à ce genre d’exercice et il nous faut reprendre les bons réflexes, retrouver les développements adéquats, le rythme adapté et variable. Avec un chargement plus lourd suite aux achats complémentaires pour l’hiver. Cela ne se fait pas sans râlerie du côté de Léon.
Nous nous arrêtons à Zăbrani et trouvons le café peu fréquenté. Une petite pause au chaud avant de trouver un lieu de bivouac. En échangeant avec l’équipe de jeunes tenanciers, ils finissent par nous dire que nous pouvons aller sur leur terrain de foot. Dani nous y accompagne. Il parle plutôt bien anglais, ça simplifie les échanges.
Nous posons notre tente, un footballeur du dimanche s’approche et nous parle en français impeccable. Il nous a entendus parler et vient discuter. Il habite entre la France et le Luxembourg pour son travail.
Nous nous installons, préparons à manger lorsque s’approchent deux terribles chiens des rues. Ces bêtes affamées s’en prennent à nos enfants. Nous avions été prévenus pourtant. Nous devons nous battre de nos mains et de nos mots pour ne pas nous retrouver avec deux voyageurs supplémentaires sur les vélos. Les enfants veulent absolument les emmener avec nous ces mignons petits chiots. Ils se battent avec leur pire arme : ils sont trop mignons !
Difficile d’argumenter… Je le sais, je n’ai pas l’habitude des chiens, ne suis pas à l’aise avec eux. Ça me stresse. Et ça me fait avoir un comportement agressif. Je le vois, je le subis. Estelle et les enfants parlent chien, clairement. Voilà des nouvelles compétences à acquérir pour moi. Apprivoiser ce Marc cynophobe. Lorsque je me vois agir en présence des chiens, je pense souvent aux rapports que nos sociétés entretiennent avec les “étrangers” quels qu’ils soient. Le migrant, le pédé, l’habitant du village d’à côté, le juif, l’arabe, le chasseur, le vegan… L’Autre avec un grand A et qui fait peur, qui fait que je ne suis pas moi-même, que je me sens en danger. Si je n’ai pas de recul sur ma façon d’être, si je ne me connais pas bien, comment interpréter ce que je ressens et observe à ce moment ? Si j’entends à ce moment un discours qui me donne raison d’avoir peur, j’aurais envie de l’écouter… même si c’est sur TikTok.